DALEL TANGOUR, ÉCLATS DE MÉMOIRES
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Dalila Azzi: Pourriez-vous me parler de votre parcours ?
Dalel Tangour : Après avoir obtenu un baccalauréat scientifique, j'ai poursuivi mes études à l'Institut Supérieur d'Art, d'Architecture et d’Urbanisme de Tunis, où j'ai décroché en 1980 une maîtrise en art et communication. De 1981 à 1984, j'ai étudié à l'École des Beaux-Arts d'Alger, avant de retourner en Tunisie.
J'ai ensuite combiné l'enseignement des arts visuels, principalement la photographie, avec ma propre pratique artistique. Passionnée par la photographie argentique en noir et blanc, j'ai persisté dans cette voie, et je continue encore aujourd'hui à photographier et à exposer selon mon propre rythme. Je ne me soucie ni du temps, ni de la concurrence, ni de la nécessité d'être compétitive. Ce rythme me convient parfaitement et s'adapte à ma vie de femme, de mère et d'artiste photographe, me permettant de jongler sereinement avec mes priorités. Une autre particularité de mon travail réside dans le choix des lieux d'exposition de mes séries photographiques, où se mêlent souvent installations sonores et projections horizontales. Ces installations invitent le spectateur à s'impliquer de manière inattendue : sa propre ombre, projetée dans l'espace, devient une composante intégrale de l'œuvre.
D.A: Pourquoi avoir choisi la photographie comme moyen d’expression ?
Dalel Tangour :
Pour répondre à votre question, je vais aborder trois aspects différents. Tout d'abord, sur le plan personnel, je me considère comme une femme pudique, solitaire et profondément attachée à l'harmonie et à la beauté. Toute forme de vacarme, de nuisance ou de pollution visuelle m’épuise. Mon appareil photo est devenu une sorte de refuge, à travers le viseur, je filtre et sélectionne mes sujets. Mon cadrage me permet de choisir ce que je veux voir, m'offrant ainsi une échappatoire, me protégeant quelque part de la médiocrité et du banal. Le deuxième volet concerne un aspect plus intime : ma phobie tactile, un handicap sensoriel qui a paradoxalement aiguisé mon sens de l’observation et renforcé mon regard critique. Cette hypersensibilité m'a poussée à m'exprimer principalement à travers l'image, où le toucher n'a pas d'emprise. Ma passion pour le cinéma a été une autre forme d’évasion. J'ai compris très tôt le pouvoir et l’impact de l'image. Contrairement à la plupart des étudiants de ma génération, qui suivaient des cursus classiques en peinture, gravure ou sculpture, j’ai choisi une voie différente, celle de l'image.
En dernier lieu, ayant un baccalauréat scientifique, j’étais aussi naturellement douée en physique et en chimie. Le processus photographique, basé sur l’optique et la chimie, me fascinait. Je reste envoûtée par les jeux de contrastes entre ombre et lumière, par les moments magiques du crépuscule et du lever du soleil, ainsi que par la lumière intense du zénith. Cela m’intrigue et continue de nourrir ma passion pour la photographie.
D.A: Comment choisissez-vous vos sujets ?
Dalel Tangour :
Mon appareil photo est comme un carnet de voyage. Les sujets viennent à moi. Je capture une image, puis je la laisse mûrir, macérer avec le temps. Je travaille toujours autour de thématiques, organisées en séries photographiques. Une seule image peut parfois éveiller en moi plusieurs séries, car je privilégie la réflexion à l’instantanéité. Mon approche est davantage esthétique, pensée à travers la série plutôt que dans l’immédiat. Les curateurs et critiques qualifient souvent mon travail de "vision poétique sur la mémoire et l’identité". Mes allers-retours constants entre les deux rives de la Méditerranée, ainsi que mes voyages au Maghreb et en Afrique, notamment à Bamako, ont nourri ma passion pour la lumière, le patrimoine et la préservation de l’identité et de la mémoire. Mes photographies sont ainsi des archives poétiques, témoins de la mémoire et de l’histoire.
D.A: Quels sont les plus grands défis que vous avez rencontrés en tant que photographe ?
Dalel Tangour :
Je réfléchis souvent au défi posé par la banalisation de l'acte photographique aujourd'hui, en lien avec l'histoire de la photographie. Moi, qui suis attachée à l'éloge de la lenteur, je constate que le marché juteux de la téléphonie et des réseaux sociaux a signé, d'une certaine manière, la mort de l'image. Il y a une confusion totale entre l’intime et ‘’l’extime’’. De nos jours, tout est révélé, exposé, banalisé, et souvent légitimé, même la violence, les horreurs, la mort et les guerres. Ces réalités, aseptisées par des images retouchées, finissent par devenir esthétiques, presque belles. Nous sommes submergés par ce flux constant d’images, que nous absorbons sans vraiment réfléchir, jusqu’à l’indigestion. L’image, dans cette surconsommation frénétique, perd son sens et son impact. Elle meurt sous le poids de sa propre prolifération.
D.A: Comment percevez-vous l'évolution de la photographie au Maghreb depuis vos débuts ?
Dalel Tangour :
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, mon pays expérimentait de nombreuses avancées. Des décisions politiques et juridiques importantes étaient prises, ouvrant la voie à davantage de libertés sociales. En tant que jeune étudiante et photographe à cette époque, je suscitais surtout la curiosité et les questions. Mon travail photographique, mes choix, et mes sujets d’intérêt étaient différents, ce qui faisait que je n’étais pas perçue comme une concurrente. Le domaine de la photographie restait largement réservé aux hommes, en particulier dans des domaines comme le reportage. Mais depuis, la photographie a connu un véritable essor au Maghreb, tout comme pour le cinéma, soutenus par les avancées techniques et technologiques. Autrefois, exercer dans ces domaines demandait des ressources importantes – les caméras et appareils photo étaient encombrants et peu discrets, rendant leur utilisation plus complexe. Aujourd'hui, la technologie a bouleversé cet univers : le matériel est plus accessible, les réseaux sociaux ont démocratisé la diffusion des images, et la photographie a acquis un nouveau statut. On ne se limite plus à l’image brute, mais on explore l'imagerie dans toutes ses dimensions. La jeune génération d’artistes photographes au Maghreb s’illustre par un talent remarquable. Leurs préoccupations diffèrent de celles des générations précédentes, car l'actualité a changé, tout comme les sensibilités. Ils portent un regard neuf, incarnant une esthétique contemporaine qui reflète le XXIe siècle et inaugure une nouvelle ère pour l’art visuel au Maghreb.
D.A: Vous êtes la première photographe au Maghreb, quel conseil donneriez-vous aux photographes débutants ?
Dalel Tangour :
Le conseil le plus essentiel et absolu : soyez vous-même. Ne vous laissez pas emporter par le tourbillon du star-système et les diktats de la société de consommation – c'est un piège, une course sans fin. La sensibilité du regard est, en elle-même, une forme d'engagement. Notre patrimoine constitue notre identité, il balise nos parcours et nos vies. Être contemporain, c’est aussi puiser dans nos propres richesses. Cultivez un regard sensible, conscient et témoin de votre époque. Aujourd’hui, l’imagerie est omniprésente, mais la vraie photographie va bien au-delà de cette simple prolifération d'images.
D.A: Avez-vous des rêves ou des aspirations que vous aimeriez réaliser dans votre carrière ?
Dalel Tangour :
Le premier projet a été réalisé à travers notre association In'Art Hammamet, où nous travaillons en collaboration avec les jeunes diplômés de l’École des Beaux-Arts de Nabeul, ainsi qu'avec des collègues et amis artistes. L'objectif est d'accompagner les jeunes de la région dans leur parcours universitaire et professionnel, en leur offrant soutien et opportunités. Après quatre décennies consacrées à la photographie, mes aspirations se tournent désormais vers la réalisation d’un rêve qui me tient à cœur. J’aimerais devenir, en quelque sorte, l'Ibn Battouta du XXIe siècle, traverser la Méditerranée, et visiter des villages côtiers non touchés par le tourisme de masse. Mon intention est de puiser dans la mémoire commune de ces lieux, en photographiant les nœuds des filets des pêcheurs et ceux des foulards des femmes qui guettent le retour des marins, leurs regards perdus entre le bleu lointain de la mer et le gris du ciel. Mon projet est de créer un livre qui témoignerait de cette mémoire et de ce patrimoine méditerranéen. Un patrimoine à la fois commun et unique, capable de tisser à nouveau des liens entre nos cultures, de renouer avec nos ressemblances dans nos différences.
©AYN Gallery
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